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L'écriture du trahir-vrai (Hervé Guibert lecteur de Roland Barthes)

 

Par Bruno Blanckeman. Conférence prononcée lors du colloque international Roland Barthes « La traversée des signes », organisé par Françoise Gaillard et Anne-Sophie Chazaud-Tissot, Centre Georges Pompidou Beaubourg, Paris 17-18 janvier 2003.

 

À la différence de Michel Foucault, Roland Barthes n'occupe pas de position centrale dans le dispositif autobiographique d'Hervé Guibert. On ne saurait pour autant nier le lien singulier qui s'est tissé entre les deux écrivains: en témoignent de façon explicite deux textes que j'aimerais rapprocher en guise de préambule. Le premier est une lettre adressée par Roland Barthes à Hervé Guibert, alors âgé de 22 ans, quelques mois après la parution des Fragments d'un discours amoureux, en 1977. Cette lettre fut publiée par Guibert dans un numéro de L'Autre journal, le 10 mars 1986, et reprise en 1995 dans le tome III des Œuvres complètes de Barthes, après que l'écrivain en eut par ailleurs intégré des extraits dans son Cours sur le neutre. Cette lettre a pour titre "Fragments pour H", H pour Hervé mais aussi, à bien des égards, H de guerre courtoisement lancée à un destinataire supposé indélicat. De cette lettre de l'offense, qui marque l'échec d'un double échange, relationnel et épistolaire, entre un écrivain d'âge déjà mûr et un homme encore jeune, je ne retiendrai que ce court passage:

 

"L'ai-je vraiment désiré? Peut-être ai-je joué à le désirer? M'irrite la sorte de mauvaise foi avec laquelle on désire une partie de l'autre: il désirait quelque chose de mon esprit, de mon écriture, mais disait "Attention! Je choisis les bons morceaux, qui me conviennent, que je peux toucher"(1297).

 

Douze ans plus tard, Hervé Guibert publie Fou de Vincent, journal amoureux dans lequel il consigne les temps forts de sa liaison avec un jeune homme, Vincent, qui apparaît dans plusieurs autres récits de l'écrivain. Au cœur de ce journal, on trouve le fragment suivant:

 

"Relu hier avec émotion, en attendant Vincent, des Fragments d'un discours amoureux : l'impression que je poursuis souvent des choses indiquées par Barthes." (51)

 

Quelles sont ces choses indiquées par Barthes qui touchent Hervé Guibert, et qu'il touche peut-être à son tour en écrivant depuis une lecture sélective de Roland Barthes? À quels bons morceaux du corps dépecé de l'œuvre l'écrivain s'alimente-t-il au point de s'en faire une substance littéraire? Quel pourrait être, dans l'œuvre d'Hervé Guibert, ce "quelque chose de mon esprit, de mon écriture" que Roland Barthes soupçonne l'autre de désirer en lui? Telles sont les questions que j'aimerais poser en me livrant à une lecture croisée des deux œuvres citées, Fou de Vincent et Fragments d'un discours amoureux. Le Barthes qui semble influencer Hervé Guibert, c'est celui de la dernière période - le Barthes qui, du Plaisir du texte à La Chambre claire, invite à une nouvelle approche de l'identité subjective. Toute l'œuvre d'Hervé Guibert, du premier texte publié en 1977 au dernier publié de son vivant en 1991, est orientée vers cette expérience écrite de soi que Barthes, vers le milieu des années 1970, envisage comme une nouvelle gageure littéraire, à côté de bien des interdits modernistes. Sans s'y engager pleinement lui-même, il en désigne le chemin, ou la direction, et Hervé Guibert en quelque sorte s'y engouffre, chacun de ses récits constituant, selon sa propre expression, une aventure singulière, le lieu où une conscience ponctuelle de soi s'articule à la relation tantôt narrative tantôt discursive d'une expérience intime.

 

Pour caractériser son rapport à l'œuvre de Roland Barthes, Hervé Guibert emploie un verbe des plus ambigus quand, dans Fou de Vincent, il affirme la poursuivre. Poursuivre, c'est tout à la fois continuer et dépasser, venir après et aller de l'avant, respecter une certaine ligne et traquer ce qu' en elle il y a de fuyant. Dans l'équivoque de la poursuite réside cette écriture du trahir-vrai par laquelle Hervé Guibert donne volontiers l'impression de forcer certaines orientations de Barthes, c'est-à-dire d'aller dans leur sens mais en même temps de les dévoyer. Fou de Vincent peut en effet se lire comme un passage à l'acte des Fragments d'un discours amoureux, la lecture de ses propres sentiments et l'écriture d'une conscience aimante de soi au travers du discours théorique tenu par un autre. Portrait de Guibert en disciple-laborantin de Barthes. Ce qui relève chez le maître de la forme indécise de l'essai - traité érudit, mais aussi exercice d'auto-analyse - devient chez l'élève pratique tranchée du journal - en prise directe sur des scènes d'intimité affichées. Le discours attribué chez Barthes à un sujet impersonnel procède chez Guibert d'un sujet on ne peut plus personnel : de l'une à l'autre des deux œuvres, il est ainsi comme un passage à l'acte de soi, ou encore une individuation, une incorporation, une sexuation du sujet-locuteur. Le fou de Vincent donne ainsi souvent l'impression d'incarner la figure barthésienne du causeur, de prêter une matière de vie, une manière d'amour, une chair d'être à cette voix, aux grains perceptibles mais sans corps apparent, qui s'exprime dans Les Fragments.

 

Il est aussi entre les deux œuvres un suivi plus marquant, de l'ordre du dialogue contradictoire : l'écriture du journal pratiquée par Guibert semble répondre à l'objection formulée par Barthes dans Les Fragments à l'encontre de la forme du journal. Dans le chapitre des Fragments intitulé "Roman/drame", on trouve ces quelques lignes:

 

"Les événements de la vie amoureuse sont si futiles qu'ils n'accèdent à l'écriture qu'à travers un immense effort: on se décourage d'écrire ce qui, en s'écrivant, dénonce sa propre platitude: "J'ai rencontré X… en compagnie de Y…", "Aujourd'hui, X…ne m'a pas téléphoné", "X…était de mauvaise humeur" etc.: qui reconnaîtrait là une histoire? L'événement, infime, n'existe qu'à travers son retentissement, énorme: Journal de mes retentissements (de mes blessures, de mes joies, de mes interprétations, de mes raisons, de mes velléités): qui y comprendrait quelque chose?" (109)

 

Contre cette platitude des constats événementiels dont parle Barthes, Guibert adopte une écriture qui consigne l'événement tout en le dématérialisant. Exprimé, l'événement sera amoureux ou ne sera pas : la phrase qui l'énonce fait de lui un signe intégré dans une configuration passionnelle dont les motifs, contraires et complémentaires, métonymiques et métaphoriques, sous-tendent l'ensemble du journal. Le fait intime devient ainsi un événement en creux, vidé par les mots d'une bonne partie de son contenu représentatif, une image-fantôme qui désigne les seules impressions affectives et interrogations mentales dont elle est porteuse. Ainsi se constitue, sur la base de situations vécues, tout un dispositif dramatique tenant le journal à distance de la platitude.

 

Guibert retient enfin des Fragments l'idée que le texte amoureux est nécessairement décalé par rapport à son objet. Non seulement selon Barthes, le sentiment amoureux est irréductible à la parole : sa genèse même précédant le langage, le choc de la rencontre et l'emprise d'amour venant avant les mots, mais les motivations sous-jacentes du sentiment, ses raisons élémentaires, restent par ailleurs hermétiques à la conscience.

 

"Le rapt amoureux (par moment hypnotique) a lieu avant le discours et derrière le proscenium de la conscience(…): c'est ma propre légende locale, ma petite histoire sainte que je me déclame à moi-même, et cette déclamation d'un fait accompli (figé, embaumé, retiré de tout faire) est le discours amoureux."(110)

 

Dans Fou de Vincent, Guibert joue volontiers de façon blasphématoire avec cette hagiographie amoureuse à laquelle se ramène un énoncé amoureux quand il lève en histoire. Mais il essaie surtout de redéfinir l'écriture du sentiment depuis ces objets interdits d'expression que représentent son temps de surgissement et ses déterminations inconscientes. Contre l'idée d'une chronique amoureuse, le livre est construit à rebours de la liaison, de l'année 1989 à l'année 1982, de la mort de Vincent à sa rencontre - mort par défenestration qui ouvre le livre de façon aussi spectaculaire que littéraire, puisque Vincent est encore à ce jour vivant, mais qui s'inscrit dans le projet autofictionnel de l'auteur et marque la volonté d'exécuter symboliquement une relation amoureuse alors vécue comme essoufflée. Ce montage du journal à l'envers de la liaison représente une façon de remonter vers sa source et de l'acheminer vers ce qui, selon Barthes, fuit la saisie par les mots : l'instant de la sidération amoureuse. Dans sa composition fragmentaire, Fou de Vincent ne livre par ailleurs aucune histoire d'amour, telle, du moins, qu'une forme narrative pleine permettrait de la constituer linéairement et dévider dévotement, comme une légende. Concis, les fragments visent plutôt à détecter une identité amoureuse nouée autour de quelques empreintes élémentaires. À l'épaississement romanesque du sentiment - l'instauration d'une durée narrative - Guibert préfère son approfondissement analytique - une accumulation de paragraphes-flashes dont, à la longue, puisse se dégager quelque structure d'amoureux.

 

De la sorte il fait aussi s'aventurer l'écriture derrière ce que Barthes appelle "le proscenium de la conscience". L'étude du sentiment, sa mise en profondeur échappent à l'analyse psychologique et à la démarche introspective qui supposent l'une et l'autre un acte de conscience et, dans bien des cas, une connaissance déjà acquise de ce qu'elles prétendent pourtant rechercher. Guibert sollicite les déterminations liminaires du sentiment amoureux, il s'essaie à la mesure incertaine des pulsions qui l'ont décidé et de celles qui au présent l'animent. Ce qui intéresse l'écrivain dans les notations amoureuses, ce sont les inflexions et les épanchements par lesquelles des énergies érotiques et thanatiques se manifestent, comment elles investissent le sujet amoureux et s'en répartissent la possession. C'est, par la mention d'un geste, d'une attitude, d'une parole, d'une posture, reconstituer toute une alchimie intime faite de tensions organiques et de médiations psychiques au travers desquelles de l'instinctif se convertit en pulsionnel, du pulsionnel prend en désir, du désir dicte quelque attachement, avec des effets cumulés de perte et de compensation, de comble et de frustration qui entretiennent le sujet amoureux en état d'instabilité permanente - une structure de soi par le vacillement, proche de ce que Barthes nomme, par ailleurs, l'état de jouissance (1). Cette écriture de la pulsion dicte une approche particulière de l'anatomie amoureuse. Le corps des amants est à la fois déparé et opéré par un écrivain qui entend partir de la posture érotique pour atteindre à la figure libidinale.

 

"(je suis, comme toujours dans l'écriture, à la fois le savant et le rat qu'il éventre pour l'étude)"(52).

 

Avec le scalpel de Guibert, on se trouve apparemment très éloigné des dentelles de Barthes : l'un dénude, exhibe et découpe, quand l'autre habille, voile et déguise. L'un dissémine des inserts pornographiques sur un mode subliminal; l'autre invente un livre délibérément chaste, selon son mot, parce que la franche indécence, le bel anachronisme consistent pour lui à parler d'amour plutôt que de sexe, quand plus aucun discours d'escorte ne paraît en mesure en ce crépuscule des années 70 d'accueillir la voix résolument atopique de celui qui aime. Si l'objectif de Guibert diffère, si l'idée de passage à l'acte doit se comprendre aussi en termes de figuration amoureuse, la différence avec Barthes s'estompe en cela que la scène sexuelle ne constitue jamais pour lui une fin de représentation en soi. Plus elle se fait explicite, moins elle se sait convaincante. Tronquée, limitée à quelques poses, suspendue, reprise, elle perd en partie sa nature référentielle et sa puissance exhibitionniste. Elle semble écrite pour susciter une interrogation anxieuse sur ce que l'on pourrait appeler, non pas les états seconds de l'individu, mais au contraire ses états premiers et ses multiples, un être élémentaire qui affleurerait dans la dynamique pulsionnelle, des êtres dérivés qui existeraient échangés au seul corps de l'autre.

 

De la voix indécidable qui s'exprime dans Les Fragments d'un discours amoureux à celle, décidée, qui s'autocommente dans Fou de Vincent, il est alors comme un accomplissement. Le discours amoureux devient ouvertement pour Guibert ce qu'il représentait potentiellement pour Barthes: une pratique d'écriture dans laquelle un locuteur s'attache à définir qui il se trouve être à partir de qui il se sait aimer, l'expression d'une intranquillité en laquelle l'identité subjective tout à la fois cristallise et se dissipe. Le sujet amoureux, celui que structure un discours du trouble, devient en ce sens l'emblème même du sujet retrouvé. La figure de l'amoureux représente pour Barthes un support de spéculation, le discours amoureux un objet de composition, à partir desquels il est possible de construire une nouvelle représentation du sujet, sans que cette tentative équivaille à une restauration à l'ancienne, une réhabilitation des anciennes ontologies que plusieurs courants de pensée modernes nourris au structuralisme, à la psychanalyse, au matérialisme dialectique ont désavouées tout au long du Vingtième siècle. Ce sujet déplacé, ce sujet qu'à la lettre on ne peut pas encadrer, mais dont, à l'image d'Amédée, on ne peut pas non plus se débarrasser, Barthes l'envisage au milieu des années 1970 : il appartiendra aux différents récits de Guibert, et de plusieurs autres, d'en multiplier les modes d'identifications possibles. La relation amoureuse permet de définir de façon privilégiée une orientation décisive du Sujet, elle fonctionne comme conscience discrétionnaire de soi, mais cette orientation et cette conscience s'effectuent sur un fond commun d'inquiétude, cette structuration par le sentiment se vit aussi dans la perte éprouvée de la structure. Le discours amoureux devient donc le lieu où un sujet est susceptible de s'appréhender lui-même depuis son propre désaisissement, à même un texte qui rejoue, chez Barthes comme chez Guibert, dans une écriture à la fois concertée et éclatée, le conflit entre une autorité centrale et des éléments de sédition périphériques. Ce qu'ainsi Barthes initie, Guibert l'investit, sans préoccupation théorique, mais en l'appliquant à sa propre étude.

 

Alors, bien sûr, Guibert ne résoud en rien les apories énoncées par Barthes quand ce dernier affirme que le sentiment amoureux est interdit d'expression parce que sa vérité se tient, je cite de nouveau, "avant le discours" et "derrière (…) la conscience" (110). Le diariste amoureux butte contre l'irrésolution de la passion : aucune mystique de la pulsion révélée ne fonctionne, dans Fou de Vincent, comme connaissance atteinte du sentiment. Mais c'est dans cette impossibilité même qu'Hervé Guibert inscrit son écriture, dans ce qui rapproche et écarte à jamais une expérience personnelle indépassable, avec ses insistances, d'un ordre de raisons certifiées, avec leur résistance. L'expérience amoureuse semble particulièrement conductrice de cette recherche menée sur soi, même si, de fait, une semblable recherche l'englobe, donc, l'excède. Le tryptique de la maladie, dont le premier tome À l'Ami qui ne m'a pas sauvé la vie paraît un an après Fou de Vincent, en renouvelle les modalités. De livre en livre, c'est alors un rapport à la littérature proche de celui défini jadis par Roland Barthes théoricien qu'Hervé Guibert écrivain entretient à sa façon, une "utopie du langage" appliquée, dans son cas, à l'étude de la chose intime. Guibert vise à toujours aller plus loin dans la consignation de certaines expériences singulières. Il entend enregistrer les événements de sa propre vie en faisant reculer les interdits de formulation, les fins de non-concevoir et, je le cite, "les limites du dicible". La littérature comme utopie du langage, c'est, pour lui, écrire en forçant la puissance des mots à représenter certains états de vie, certaines dispositions de la personne, pour capter ce qu'ils recèlent de décisif, au regard de celui qui tout à la fois les appréhende et les hallucine.



Note

1. L'on peut à cet égard dénombrer de multiples échos entre le propos de Barthes et celui de Guibert, dans Fou de Vincent mais aussi dans plusieurs fragments de son journal, Le Mausolée des amants (entre autres les passages consacrés à T). Ainsi des "images fortes et vives" de l'autre évoquées par Barthes, qui "deviennent ambiguës, flottantes" dès qu'il s'agit "de les transformer en signes" (254). Le portrait de Vincent selon Guibert se limite à de telles images, très puissantes mais aussi très indécises dès que le commentateur tente d'en déduire un discours quelconque de connaissance sur l'autre, sur soi, sur leur relation. ("Qu'est-ce que c'était ? Une passion? Un amour? Une obession érotique? Ou une de mes inventions?"(8)). Ainsi, également, de ce que Barthes appelle la psychose hallucinatoire du sujet amoureux dont la grande loi, "J'hallucine ce que je désire" (222), trouve sa plus parfaite illustration dans Fou de Vincent où l'écrivain travaille sa perception de l'autre dans un sens visionnaire, cherche à écrire un temps d'altération qui est celui même du regard amoureux et devient la marque attestée, scriptible et déchiffrable de la conscience aimante. Ainsi, encore, de la réification du corps de l'autre, manifestation radicale de son désir de possession : Barthes la décrit à plusieurs reprises dans des scènes semi-abstraites semi-figuratives; Guibert, quant à lui, la représente de façon tour à tour théâtrale et picturale. C'est de cette façon qu'il oriente l'écriture du sentiment au-delà de ce "proscenium de la conscience" évoqué par Barthes

 

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