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Arnaud Genon, Fous d'Hervé. Correspondance autour d'Hervé Guibert, P.U.L, coll. A(etc.), 2022. Par Rodolphe Perez.

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Dire Guibert ou les Fous d’Hervé​
 

« Écrire sur lui est un assouvissement. »

H. Guibert, Fou de Vincent

  Orchestré par Arnaud Genon, un des spécialistes de l’œuvre guibertienne, l’incroyable Fous d’Hervé est un autant un hommage qu’une série de pistes de réflexions pour le devenir de l’œuvre d’Hervé Guibert.

  Publié aux Presses Universitaires de Lyon, ce petit bijou aux ramifications folles surprendra avec joie tant il propose une autre manière de parler de littérature – en la faisant ! – sans refuser l’injonction au discours structuré voire analytique que supposerait un travail scientifique, tout en affirmant une subjectivité heureuse et ouverte. Conçu comme un ensemble de correspondances autour de l’œuvre de Guibert, par des entrées thématiques qui n’enferment en rien la parole des répondants, le livre que dirige Arnaud Genon distille ça ou là des réflexions autour d’éléments saillants de l’écriture, de la vie, de la fiction – et la littérature, chez H. G., c’est toujours cela mêlé – pour mieux susciter le dialogue. Car c’est aussi un livre de l’échange, qui ouvre à l’amitié en partage d’une pensée. Non pas qu’on s’y enfermât comme dans un discours de l’entre-soi mais bien plutôt qu’il conjugue la chaleur de l’amitié au nom d’une figure d’écrivain aimé et la singularité d’une parole qui vient et se donne dans l’intimité de la lettre.

   Dans son avant-propos, Roger-Yves Roche, qui dirige la collection « Autofictions, etc.», prévient d’emblée :

ce livre et ces lettres ne sont pas, ne doivent pas être lues, entendues comme un quelconque refoulé de la recherche. Tout juste devrait-on parler d’un hors-champ qui vient éclairer d’une lumière indirecte et pourtant essentielle une œuvre aujourd’hui déjà bien balisée par la critique. 

    Hors-champ de la recherche, outre, bord, seuil : rien de contre mais esquisses tendues d’une parole autour et dedans, qui rappellera aussi combien le travail scientifique est d’abord un travail qui part de la rencontre d’une œuvre, d’une écriture et que ce geste premier est celui d’un corps-à-corps amoureux. Car la littérature est aussi l’affaire d’un débat de soi avec une œuvre ou son auteur, affaire de la plus grande intimité. Aussi, de ces œuvres que l’on garde chaudement dans le creux du ventre, écrire – écrire encore, ajuster le mouvement qu’elle soulève en nous et le rendre à l’autre. C’est le pari que fait Arnaud Genon ici, dans cet ouvrage qu’il dirige et auquel il donne le beau titre de Fous d’Hervé, Hervé marotte, comme Vincent était celle de Guibert, notamment dans son sublime Fou de Vincent. Et le geste de Genon est bien celui-ci, de nous tendre son amour pour l’œuvre guibertienne, sur laquelle il fait un passionnant travail scientifique, pour qu’elle le dépasse lui-même.

    De Guibert, il y a les années qui passent, et la 32ième de sa mort, un 27 décembre 2023. Mais la mort ne tue pas toujours quand elle est aussi projet littéraire, de soi, pour soi, et après soi, encore moins quand elle est un projet littéraire qui se pense par et contre elle. Hervé lui-même qui longtemps demeura en son seuil, en fait un territoire d’expériences à propagande ambiguës. D’un après soi qui construit passerelles et ponts, qui ramène aux morts, les fait encore crépiter parmi nous.

     Fous d’Hervé, ou cette Correspondance autour d’Hervé Guibert, prend la forme de ces réunions de famille inattendues. Si Genon invite à la table des convives, c’est aussi pour mieux marquer le geste d’hospitalité de l’écriture. Un livre surprenant qui fait entendre les voix de ces « fous d’Hervé », auteurs, artistes, professeurs, hommes ou femmes, une série de nos contemporains à nous, qui se dévoilent, disent comment Guibert aura un jour été leur contemporain, dans la pensée, dans l’art ou dans l’écriture ; dans la vie même. Chef d’orchestre, Arnaud Genon a brillamment composé le projet – non en l’enfermant, mais en indiquant, à chaque fois, ce vers quoi l’un des auteurs pouvait aller, dans son rapport à Guibert. Ou plus clairement sans doute, car éclairer le dispositif c’est aussi témoigner de son puissant intérêt et de sa belle intelligence : Arnaud Genon écrit une lettre à chacun des convives, où il cherche à les faire parler de l’écrivain disparu, à leur faire dire une ligne de fuite singulière ; autant de lignes donc qui donneront à l’ouvrage son étendue, sa littérarité aussi, sa polyphonie heureuse et vivante.

            Aussi, chaque chapitre s’ouvre d’un préambule d’Arnaud Genon, qui ramasse avec finesse les éléments d’intérêt sur la thématique qui vient, est suivi de la lettre de Genon lui-même, et de la réponse de son interlocuteur. Une routine de lecture dont on ne se lasse pas tant elle nous emmène dans des lieux différents, nous rappelle à des souvenirs de lectures – ou nous invite à la découverte – et renforce en nous cette proximité chaleureuse. Le livre s’organise dans une polyphonie qui n’a rien de feinte tant elle multiplie les voix, nous agace parfois, car on demeure avec certains dans un désaccord criant, alors que les autres nous touchent au cœur tant ils disent notre propre lecture. Mais n’est-ce pas précisément cela que d’accepter de faire commun dans la pluralité ? Car, comme le dit Brigitte Ollier, à propos de son propre livre Hervé, mais cela semble si vrai ici aussi : « Ce n’est pas un tombeau fleuri de mots. Ceux qui ont accepté de témoigner l’ont gardé en vie. » Et l’intérêt du livre réside dans ces crépitements distincts des Hervé en vie.

    Alors, ils et elles se succèdent tour à tour. Là Bernard Faucon et sa lettre si forte et touchante, qui revient sur le voyage au Maroc, sur ces livres qui le lient aussi à Vincent, dont Guibert parle surtout dans Fou de Vincent, mais aussi dans ce Voyage avec deux enfants, qu’ils firent tous les deux. C’est découvrir autrement Faucon, autrement Guibert, entrer dans la scène de l’œuvre, aussi :

 

Dans l’euphorie d’un dîner, j’avais lancé l’idée d’un départ vers cette plage de rêve, à quatre, avec Pierre et Vincent que je venais de rencontrer. L’emballement d’Hervé a été immédiat, et une semaine avant le départ pour ce voyage d’une semaine, il a commencé ce qui constitue la première partie de son livre : un journal anticipé. 

Ici, Mathieu Simonet : 

Je viens de relire ta lettre.

Qu’ont provoqué sur moi les mots d’Hervé Guibert ? me demandes-tu.

Ils m’ont ouvert une porte. Ils ont incarné mon rapport à l’écriture (mêlée de simplicité et de respect devant cet objet sacré, capable de transformer toute poussière en or). En lisant Hervé Guibert, ce triptyque (la limpidité, le religieux et le réel métamorphosé en poésie) prenait corps sous mes yeux. 

   Au jour le jour, l’effeuillement de soi dans la découverte de son propre rapport à la littérature. Le livre nous déjoue, et nous ramène continuellement à un autre geste de l’écriture, en rendant d’autant plus savoureux l’expérience de lecteur, même si l’on méconnaîtrait Guibert.

   Là René de Ceccatty ou Claire Devarrieux. Ici Laurent Kiefer ou Jean-Pierre Boulé. Là, la poésie incroyable et l’humour toujours vif de Claire Legendre, pour une communion de complices :

Il ne sait pas qu’on survit au sida. Il n’est pas de mon monde. Qui est-il ? Je peux à peine croire qu’il soit si loin. Ne m’est intime que ce qui se loge sous sa peau et que l’histoire n’est pas parvenue à périmer. Tout cela que je partage avec toi aussi qui le reconnais et le saisis. C’est peut-être ce verre de blanc que je te vole pour me désaltérer : cette irréductible humanité que nous avons reconnue chacun dans un même paragraphe. Une communion. 
Et lui répondre d’un verre de rouge à l’automne débutant le désarroi d’un XXIe qui nous a fait former des fantômes.

   Ici la chronologie sensible et précieuse d’Andrea Oberhuber. Voilà qui ouvre aux traces, nous tient au seuil de l’impossible avoir-été :

Il a l’air fatigué, épuisé, on dirait, de l’effort d’être là en public ce soir. Je ne veux plus être là, je n’ai jamais vraiment aimé ces prétendues rencontres avec les auteurs, mais je n’ose pas partir. Quelqu’un a prévu un verre d’eau pour lui. Ça commence. La voix de Guibert n’a rien de fragile ni d’hésitant, c’est son corps qui s’amenuise sous l’effet des traitements censés combattre le cytomégalovirus. Je n’écoute pas vraiment ce qui se dit devant. Ça sonne faux, je ne sais pourquoi. J’ai l’impression de voir le fantôme du jeune Antinoüs qui se prenait en photo avec Suzanne et Louise, bras croisés, regard direct dans l’appareil, ou qui flânait sur l’île d’Elbe, et d’entendre une voix d’outre-tombe aux sonorités pourtant très claires, sans aucun signe de brisure. 

   Et Guibert l’écrivain. Et Guibert le corps. Et Guibert le photographe. Ce corps, charnel et ombrageux, qu’évoque l’écrivain Laurent Herrou : « Le corps de Guibert, le corps malade de Guibert, c’est celui que j’aurais retenu, de mes années de lecture, de la vision de son film, de ses photographies. » Celui dont il parlera longuement dans sa propre lettre.

   Ou ce choc de la rencontre photographique que raconte Guillaume Ertaud, à l’époque où il travaillait à la galerie Agathe Gaillard. Et bien d’autres encore, de ces lettres étourdissantes et belles. Et surtout Arnaud Genon lui-même :

Partir à la recherche d’Hervé Guibert. C’est un étrange projet. Peut-être même est-il vain. En effet, pourquoi le rechercher quand il est là, offert, dans ses livres, ses photographies et son film ? Que vouloir de plus quand on sait que son entreprise consistait justement à « réduire cette distance entre les vérités de l’expérience et de l’écriture » ? Que dire qu’il n’ait pas dit, que pourchasser qu’il n’ait déjà exposé ? 

   Que dire encore qui poursuit les familles interminées, où compter nos morts est aussi une façon d’être à la fête. Et faire durer l’histoire. Se glisser dans l’intimité qui crée du lien, qui se relie dans l’appréhension d’une écriture et d’un geste, et l’évidence renouvelée de la rencontre.

Rodolphe Perez, le 31 octobre 2023

Photo Fabien Heck

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