herveguibert.net
Hervé Guibert (1955 - 1991)
Laurent Herrou
Laurent Herrou est né en 1967, à Quimper. Depuis qu'il a commencé à écrire, il n'a cessé d'être le sujet/objet de son oeuvre. Il a publié Laura aux éditions Balland dirigées par Guillaume Dustan en 2000 ainsi que plusieurs autres livres tels que Cocktail (EP-LA.fr, 2010), Les pièces (Emoticourt, 2012) ou Je suis un écrivain (Publie.papier, 2013) ainsi que ses journaux intimes 2015, 2016 et 2017 aux éditions Jacques Flament. Le Monde nouveau - Les enchaînés - Tome 1 est paru en 2024 aux éditions Edern.
Selon-vous, quelle importance l'oeuvre d'Hervé Guibert occupe-t-elle dans le champ littéraire (et photographique) des 30 dernières années ?
Je ne sais pas si c’est : selon moi. J’ai des souvenirs visuels avec Guibert, que je ne replace pas dans le temps. Je ne sais pas comment ils m’ont marqué, ni influencé, je sais simplement qu’il y avait un garçon blond qui était homosexuel et qui mourait du sida. Dans les années 80 / 90. C’était un écrivain — je ne me rêvais pas comme écrivain, moi-même, il n’y avait pas véritablement de pont entre cet écrivain-là et moi. Physiquement, il n’y avait pas d’attirance, sinon pour le traitement de la maladie. Dans l’œuvre. Mais j’anticipe. Il y avait une photographie d’Adjani, et j’étais fasciné par l’actrice — la folie, le regard, le travail, la silhouette. Adèle H. Je crois que je suis venu à Guibert par les femmes. Parce qu’il y a eu Adjani, et Sophie Calle aussi — l’apparition (ou l’évocation, je ne sais plus : je mélange avec l’exposition à Beaubourg, les photographies) de Guibert dans No sex last night. L’eau du bain, commune. Il y avait cela : ce corps maigre, l’eau du bain. Il y a quelque chose de très organique dans la perception que j’ai de Guibert, au début : le corps. Je travaillais à l’hôpital, je faisais des études de médecine, c’était les années 80 : les premiers corps qui tombaient étaient embarrassants pour le milieu médical, on ne savait pas où les mettre et chaque service hospitalier avait «son» malade du sida. Et le cortège d’intolérance et de saloperies qui allait avec à l’époque.
Je me rends compte que je ne réponds pas à votre question. Mais c’est ce qu’elle m’évoque : revenir sur les trente dernières années, et l’importance de Guibert, c’est revenir sur ces images-là. Les corps malades.
En quoi la lecture des textes de Guibert a-t-elle une influence sur votre propre travail d'écriture ?
J’ai lu Guibert assez tard finalement. Après Dustan. Après Angot. Je pense que j’avais essayé, plus jeune, A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie. Mais je n’entrais pas dedans. Ça ne m’intéressait pas. Ou pas comme j’aurais voulu que ça m’intéresse — automatiquement, une relation directe entre la langue et moi. J’avais plus de facilité avec des écritures féminines. Et je ne savais pas encore qu’on pouvait tout se permettre. J’étais un garçon (trop) bien élevé, poli, respectueux, je ne voulais faire de mal à personne. Angot a dégrossi, Dustan a éclairé. Guibert, je me souviens de la «première fois» : Laura venait de paraître et tout me tombait des mains. Je ne parvenais plus à lire, je trouvais tout le reste nul. J’ai pris un texte court, Les chiens. Je lisais et je me demandais comment j’avais pu passer à côté de Guibert toutes ces années. Pourquoi il était là, et en même temps absent — son nom, sa littérature existaient, je lisais Donner pour qui il était la référence, il y avait les photographies. Je crois que j’avais peur de quelque chose. Avec Guibert. De ne pas m’y retrouver et de me décevoir en n’aimant pas. Les chiens, je ne l’ai pas lâché. J’ai enchaîné avec les autres, les petits livres chez Minuit. La famille, la révolte, et cette langue maîtrisée et libre en même temps. J’ai continué chez Gallimard, j’ai rencontré la maladie. C’était loin des études de médecine, que j’avais abandonnées entre temps. Et le sida était devenu, ou devenait, autre chose.
Guibert a fait le lien. Entre les textes que je lisais, modernes, qui m’avaient permis de passer le cap du premier livre, et la continuité. Je crois qu’avec Guibert, j’ai pris conscience de l’œuvre. Avec les autres, je voyais : les livres. Guibert m’a donné le sens de la continuité. Il y avait cette phrase du Protocole compassionnel, aussi. Guibert écrivait que s’il ne croyait pas en lui, personne ne le ferait à sa place. C’est une phrase qui m’a construit, en tant qu’auteur.
Guibert déclarait avoir ce qu'il appelait des "frères d'écriture" dont le travail "irradiait [...] comme une transfusion" ses propres textes... Le considérez-vous, à votre tour, comme "un frère d'écriture" ?
J’ai écrit un projet pour la Villa Médicis, c’était en 2003 je pense. Qui s’appelait Hervé, Claire et moi. J’y citais Guibert abondamment, des phrases extraites du Mausolée des amants, dans lequelles Guibert parlait d’insémination. Et de corps favorables. A l’écriture. Il parlait d’hôtes favorables, pas de corps. Pardon. Il y avait quelque chose d’une transmission entre les auteurs, il disait que l’écriture passait de l’un à l’autre. Il y avait à la fois un choix et une menace dans ces phrases-là. Il y avait comme une malédiction, une infection aussi. C’était Alien, c’était le sida, c’était porter quelque chose en soi d’étranger qui a une vie propre et se développe malgré soi. Un hôte favorable, c’est aussi quelqu’un qui héberge avec bonne volonté. Qui accepte. Qui fait corps avec le parasite. Ripley. J’aime que l’écriture soit un lien entre les auteurs. Mathieu Simonet, Claire Legendre, Dustan, Donner, Angot et les premières pages de L’inceste… C’est comme si la langue circulait, les mots passaient de l’un à l’autre. Je préfère l’idée de la contamination que celle de la fratrie. Et connaissant le rapport de Guibert à la famille, on peut se poser la question du choix de l’expression, de ce qu’elle sous-entendait.
Laurent Herrou.
++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++
En août 2024, Laurent Herrou a retrouvé une page inédite de son Journal intime, datée du 29 avril 2000. Il y parle longuement d'Hervé Guibert.
Le 29 avril 2000.
J’avale Hervé Guibert, deux livres par jour. Je voulais commencer par cette phrase : « J’avale Hervé Guibert. » Je me disais qu’elle lui aurait plu, qu’elle devait lui plaire. Finalement, la phrase, osée, voulue, m’enferme dans son contenu, sa crudité qui livre en trois mots ce que je ne peux plus détailler : je lis, deux livres par jour, je lis Hervé Guibert, j’aime ce que je lis. Je ne donne pas les titres encore, le bastion qui tient face à mon économie de mots et de moyens. Je ne cite pas les phrases non plus, celles que j’ai tirées de mes lectures, qui m’ont marqué. Retour au Jeanette Winterson. Emily m’a révélé qu’elle aussi passait son temps à se réclamer de Jeanette Winterson à travers des citations à la pelle. J’en ai parlé à Jean-Pierre. Des vers. De l’araignée. Le pont entre Written on the body et Cytomégalovirus. Je cite : « In the old or ill, the nostrils flare, the eye sockets make deep pool of request. The mouth slackens, the teeth fall from their first line of defence. Even the ears enlarge like trumpets. The body is making way for worms. » (1) (J.W.). « Le jour où j’ai appris que j’avais le cytomégalovirus qui avait attaqué un œil, seul dans ma chambre de l’hôpital de jour, j’ai vu sortir d’un trou des tuyauteries du chauffage une énorme araignée noire. » (H.G.). Jean-Pierre a haussé les épaules, il a dit : Ce sont des phrases faciles, pour faire réagir les gens. J’ai de mon côté rétorqué que faciles ou pas, il fallait les trouver, ces phrases, les oser
en tirer les conséquences humaines, leurs vérités. J’ai dit aussi qu’elles trouvaient forcément en moi un écho bienvenu. La réalité de la mort, la médecine. Les bêtes. La peur du trou. J’ai parlé à ma grand-mère ce matin, Villequiers, rapport au grand-père, à l’enterrement, c’est aussi peut-être pour cela que j’y suis sensible, particulièrement, aujourd’hui. Que je ne cite Winterson que maintenant, après avoir lu Guibert. J’ai enchaîné avec Les chiens. Je ne savais pas que j’allais y trouver le modèle de Dustan, le Rayon Gay chez Minuit. Ça m’a fait mal, de m’être trompé. De découvrir qu’il y avait eu des éditeurs qui avaient osé, qui avaient pris les risques, et des auteurs qui avaient dit déjà. Le sexe. Les godes. Les mots. Les hommes. J’en ai voulu à la culture, à l’époque, au carcan, à la société. À l’aveuglement aussi. J’en ai voulu à Donner d’être mièvre, à Dustan d’être un plagiat. À Camus de ne pas savoir choisir son véritable camp — sans jeu de mots. Je m’en suis voulu d’avoir écrit trop tôt, de ne pas avoir lu davantage. Guibert m’a déchiré, m’a fait bander et m’a fait peur à la fois, m’a impressionné, dans ses multiples sens — la peur, l’image, le marquage au fer, la sensation. J’ai eu envie de le réécrire mot à mot, Les chiens, de le reprendre, de tourner autour. Le texte m’a renvoyé à une nouvelle porno que j’avais adressée à un
à un magazine de cul (Gay Vidéo) dans l’espoir de sa publication. Ça s’appelait La leçon. Je me suis dit qu’il y avait là encore de quoi alimenter « Palimpcestes » (2), les attentes de Michel Zumkir. Je n’ai pas eu de nouvelles de la transmission du texte. Ni de son contenu, et de la réaction de Michel, qui est peut-être parti en week-end prolongé, ne l’a pas encore lu. J’ai aimé le titre, retour aux Chiens. Il y a Les gangsters et Des aveugles dans la bibliothèque. J’en ai tiré ce matin À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, mais Jean-Pierre a mis dans mes mains Les aventures singulières, que j’ai emporté au café. J’ai souri à la façon qu’a Guibert d’utiliser son dictionnaire, à « l’intuition de l’adéquation du mot ». J’ai repensé à Donner en lisant la première partie, "Lettres d’amour". L’adéquation des styles. Je me suis noyé dans un univers d’auteurs homosexuels, avant moi, après moi, pendant moi, moi au milieu, inculte. En passe de devenir un auteur moi aussi. Me demandant combien mes lecteurs pouvaient en avoir plus que moi, de la culture littéraire, homosexuelle ou non. J’ai affronté la réalité de ma vie, ma vie d’auteur, d’écrivain. Je baigne dans une mare de sang contaminé par le talent des autres.
(1) : « Chez les vieux ou les gens malades, les narines enflent, les orbites creusent de profonds lacs de supplication. La bouche ramollit, les dents abdiquent sur la première ligne de défense. Jusqu’aux oreilles qui bâillent comme des trompettes. Le corps facilite déjà l’invasion des vers. » (Traduction de l’auteur)
(2) : Revue Écritures n°12, « Palimpcestes », Presses Universitaires de Liège (2000)