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Hervé Guibert (1955 - 1991)
«Hervé Guibert et son double»
Propos recueillis par Didier Eribon, Le Nouvel Observateur, 18 au 24 juillet 1991, pp.87-89.
C’est quand il écrit qu’Hervé Guibert devient son propre personnage. Entre la publication de ses écrits de jeunesse et un roman cocasse à paraître, Didier Eribon l’a rencontré.
Le Nouvel Observateur. Vous venez de rééditer votre premier livre, paru en I977, la Mort propagande, mais vous avez ajouté une série de textes de jeunesse.
Hervé Guibert. Je les ai retrouvés au cours d'un déménagement. Ils étaient dans des carnets, et pour la plupart je ne les avais jamais mis au propre. Ils n'étaient pas dactylographiés. Je me suis mis à les retravailler. C'était une période où je ne faisais rien; juste après A l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie. Après avoir terminé ce livre, j'avais commencé, dès le lendemain, à en écrire un autre qui s'appelait la Mort de Gaspard. J’étais à la Villa Médicis. Eugène Savitzkaya était mon voisin et il m'a dit: « Arrête d'écrire ce livre, tu vas devenir fou.», j'ai pensé qu’il avait raison, que je ne pouvais pas enchaîner comme ça un livre sur l’autre. Alors j’ai arrêté de travailler. Et je suis parti l'été, comme d'habitude, sur l'île d'Elbe.
N.O. Et là qu'est-ce que vous avez fait ?
H. Guibert. Il y avait une chose bizarre qui se passait en moi, qui était née de l'irritation. Il y a un récit de Thomas Bernhard qui s'appelle Des arbres à abattre et qui a pour sous-titre : « Une irritation ». Il y raconte un dîner en ville, et il tombe à bras raccourcis sur tout un tas de gens. Moi, à ce moment-là, j'étais très irritable et mes amis m'exaspéraient. Je me suis dit : j'ai toujours décoché des flèches à tout le monde dans mes textes, il faut que j'aille au bout de ça. Je vais prendre mes trois meilleurs amis et je vais leur tomber dessus. Quand j'ai raconté ce que j'étais en train de faire au premier de ces amis, celui qui est dans mes derniers livres (et qui était T. dans les premiers), il m'a répondu : « Je m'en fous. » Je ne l'ai pas dit au deuxième ami. Mais je l'ai avoué au troisième. Il a été bouleversé. Je me suis aperçu que mes amis pouvaient être aussi fragiles que moi, sinon plus, et que j'allais vraiment leur faire de la peine. J'ai donc décidé de ne pas le publier.
N. O. Vous écrivez beaucoup de choses que vous laissez de côté ?
H.Guibert. Oui. Il y a eu un autre livre à cette époque-là. Simenon venait de mourir. Je ne l’avais jamais lu. Et puis j'ai découvert le Journal d’un curé de campagne de Bernanos, que j'ai trouvé stupéfiant. Alors je me suis lancé dans une espèce de roman villageois. Cela se passe en Provence, mais avec des modèles italiens, des gens d’un village où je vais. C'est une sorte de récit policier, avec des fantômes, des réapparitions, dans l'esprit Simenon tel que je me l'imaginais. Mais j'ai décidé de ne pas le publier non plus.
N.O. Vous ne le trouviez pas bon ?
H.Guibert. Je le publierai un jour. Je vais le reprendre. Mais pas pour l'instant.
N.O. Et c'est à ce moment-là que vous vous êtes trouvé sans « travail » et sans projet ?
H.Guibert. Oui, c'est ça. Mon état avait périclité. J'ai arrêté de travailler pendant des mois. Je n'avais le goût de rien. Mon médecin souhaitait que je prenne des antidépresseurs, et, justement je ne voulais pas. J'avais toute la hantise des antidépresseurs, de la folie, du suicide... Je stagnais. Et je suis tombé sur ces carnets de jeunesse dont nous parlions. C'était un peu une découverte littéraire de moi-même.
N.O. Vous avez commencé à écrire très jeune.
H.Guibert. Tout a commencé par des gribouillis sur des cahiers de textes. J'étais en seconde au lycée de La Rochelle et je m'emmerdais en classe. J’étais le Parisien ; je n'étais pas trop aimé. Et je ne cherchais pas à appartenir, à m'inclure. Je voulais plutôt m'exclure, être différent. Je me mettais au fond de la classe, et c'est là que j'ai commencé à écrire des poèmes. Et puis j'ai continué à écrire. Et ça a donné, un peu plus tard, les textes de jeunesse que je viens de publier.
N.O. Vous n'aviez pas tenté de les publier avant ?
H.Guibert. Je les avais proposés à Régine Deforges, qui voulait les publier. Elle éditait des choses que j'aimais bien. Elle avait publié par exemple Le Nécrophile de G. Wittkop, qui est un texte que j'aime beaucoup. Mais c'est le moment où elle a eu des ennuis avec la justice. Elle a dû renoncer à la publication de ces contes pour enfants qui sont les premiers textes du recueil. Et quand elle s'est remise à publier, elle s'est spécialisée dans la littérature érotique. Elle m'a dit : si vous avez des textes à caractère érotique, je serai contente de les lire. C'était en 75, j'étais revenu à Paris. J’étais très seul. J'habitais dans une chambre de bonne et je faisais du journalisme : je travaillais à Vingt Ans, une publication Filipacchi, où je faisais le courrier du cœur, les dossiers sexologiques, la critique de cinéma... Sous plusieurs pseudonymes. Et puis j'ai dû subir une opération d'urgence pour éviter la péritonite. J'ai eu ce qu'on appelle le choc opératoire. Je me suis réveillé trop tôt après l'opération et j'ai fait l'expérience d'une douleur intenable. J'ai écrit ce qui allait devenir le premier texte de la Mort propagande. Un texte un peu délirant où je disais : « Qui voudra filmer mon suicide, ce best-seller ? » C'était un texte un peu prémonitoire. Je parlais du « poison qui pénètre avec le baiser ».
N.O. C'est ce côté prémonitoire qui vous a poussé à le republier aujourd'hui ? Ou plutôt la redécouverte littéraire de vous-même ?
H.Guibert. Oui, c'est plutôt ça : une redécouverte de moi-même, de comment j'ai cheminé, de comment les choses se sont transformées. Et aussi de ce que je lisais au moment où j'écrivais ces textes. Parce que, quand je les relis, je vois quel est l'écrivain qui se trouve derrière.
N.O. Vous dites en effet dans votre dernier livre que vous avez toujours écrit dans l'admiration d'un écrivain.
H.Guibert. Je crois qu'on est écrivain en étant lecteur. L'écrivain que je lisais ou son ombre, ou son fantôme devenait presque un personnage de la fiction que j'écrivais. C'est à la fois un personnage et un modèle. Je n'ai jamais eu le fantasme de la modernité, de l'invention littéraire. Je n'ai jamais voulu faire quelque chose de neuf, de nouveau. J'avais ces amours pour des écrivains et j'essayais de me laisser porter par eux.
N.O. Qui sont-ils ?
H. Guibert. Evidemment, ça change beaucoup. Je suis passé de Jules Verne à Sartre. Pour ces textes-là, je ne lisais que des choses sexuelles. Alors je n'écrivais que des choses sexuelles. Mais c'est la découverte de la douleur qui m'a donné cette violence. Il y avait également Francis Bacon. Parce que la peinture m'a autant marqué que la littérature. Les tableaux de Bacon, c’était tout ce que j'aimais: la couleur, la violence, la boucherie, le corps, la sodomie, l'étreinte de deux hommes... le jour où la Mort propagande est sorti, Bacon avait le vernissage de son exposition chez Claude Bernard. Je lui ai apporté mon livre.
N.O. Certains de vos textes semblent imprégnés de Genet. Ce fut une lecture marquante ?
H. Guibert. Déterminante. Pour moi Genet, c’était la liberté absolue. Cela voulait dire qu'on pouvait tout écrire. Tout en étant coupable.
N.O. Est-ce que vous l'avez relu récemment ?
H. Guibert. Je continue de l'aimer. Il y a des écrivains qui m'ont déçu, mais pas Genet. Une des autres expériences capitales, ça a été Bataille. Avec tout le côté sacrilège et adolescent, comme celui d'aller pisser dans les bénitiers ou confesser des sodomies des prêtres. Bataille, Genet, ça a été mon apprentissage.
N.O. Et après ?
H.Guibert. Il y a eu Guyotat. Quand j'ai écrit Vous m'avez fait formé des fantômes, j’avais envie de mixer deux amours d'adolescence: d'un côté Eden, Eden, Eden et Tombeau pour 500 000 soldats pour l'aspect fresque épique, et Cobra de Severo Sarduy, un livre baroque hystérique, un livre de folle, que j'ai adoré, qui m'a vraiment marqué.
N.O. Comment étiez-vous tombé sur Cobra ?
H.Guibert. Par Barthes. Parce que Barthes l'aimait et que j'aimais Barthes. J'avais une passion pour Barthes, pour le Barthes par Barthes, qui n'est peut-être pas son meilleur livre.
N .O. Vous aviez déjà rencontré Barthes, à ce moment-là ?
H.Guibert. Non, mais je l'adorais. J'ai dit que j'avais porté mon livre à Bacon. Les deux autres personnes à qui j'avais envie de le donner - des amis bien intentionnés pourraient dire que c’était une conduite d’arriviste, c’était Michel Foucault parce que c’était un voisin et que je le voyais passer avec ses sacs à provision... Et aussi parce que c’était Michel Foucault, bien sûr, alors que je n'avais jamais rien lu de lui. Mais maintenant, quand je pars en voyage, je prends toujours un livre de lui, pour qu'il m'accompagne. C'est une façon de rester avec lui. Et la troisième personne, c’était Barthes. Je lui ai envoyé mon livre. L'histoire est étonnante. Un jour, j'avais rencontré un critique de cinéma qui m'avait dit : « Vous n'allez pas au séminaire de Barthes ? Venez, il n'est pas nécessaire d'arriver plusieurs heures à l'avance pour avoir une place Barthes nous fait entrer par une petite porte. » Alors j’y suis allé. Barthes est arrivé, timide, il nous a fait entrer, j’ai eu une place de choix, au milieu de l’amphithéâtre. Et Barthes, dans un silence de paix a commencé à parler. Et je me suis dit : mais qu'est-ce que je suis con d'être là ! Ce type est mortel, ennuyeux à périr!... Alors je me suis levé, j’ai dérangé tout le monde. Barthes a vu que quelqu’un sortait. Et je pensais : tant pis, je ne veux plus vivre cet ennui. Je suis rentré chez moi, j’ai ouvert ma boite à lettres il y avait une lettre de Barthes. Une de mes grandes joies. II avait lu mon livre et me disait : « Je voudrais parler avec vous du rapport entre l'écriture et le fantasme, mais sans vous connaitre. Par lettres. » On s'est écrit longtemps. Il m'a fait écrire le texte suivant : « la Mort propagande n°0 ». Il devait écrire une préface, il a posé comme condition que je couche avec lui. Et pour moi ce n'était pas possible. A cette époque, je n'aurais pas pu avoir de relation avec un homme de cet âge. On a eu un courrier assez orageux et il a écrit un texte de dix pages, assez beau, qui s'appelle « Fragment pour H ». Que j'ai publié, beaucoup plus tard dans l'Autre Journal. Voilà comment j’ai connu Barthes. Il était aussi d'une très grande délicatesse. Je l'aimais vraiment. Même si je le trouvais ennuyeux. Il se plaignait sans arrêt. Il était toujours accablé, par la célébrité, par les demandes de préfaces, qu'il n'arrivait pas à écrire. Il se sentait harcelé par la demande.
N.O. Une amitié s'est tout de même installée.
H.Guibert. J'étais dans la zone secondaire de l’amitié de Barthes. Alors que je suis entré dans la zone primordiale de l'amitié de Michel Foucault.
N.O. Est-ce que Barthes a compté dans votre travail comme les écrivains dont vous parliez ?
H.Guibert. Oui, tout à fait. Fou de Vincent, est grandement inspiré des Fragments d'un discours amoureux, et puis il y a le texte que j'ai publié sur la photographie. Mais il me paniquait. Il me disait : « Je n'ai aucun souci pour toi, je crois au charme de ton écriture. » Moi, je voulais que ce soit un maître, qu'il me donne des indications ; or il ne donnait aucune indication. J'étais frustré de ça. A la limite, Michel Foucault a été davantage un maitre. A un niveau qui n'était pas forcément celui de l'écriture. Je sais qu'il n'a pas aimé certains de mes livres. J'ai écrit les Chiens, un récit sadomasochiste, dans l’espoir de lui plaire, mais je crois que ça ne lui a pas plu. Il ne m'en a jamais parlé. Je pense qu'il a trouvé ce livre en deçà de sa propre force sadomasochiste.
N.O. Comment avez-vous réagi aux reproches qui vous ont été adressés, à propos de Foucault, lorsque vous avez raconté ses pratiques sexuelles, dans A l'ami qui ne m’a pas sauvé la vie ?
H.Guibert. J'ai trouvé qu’il y avait une certaine hypocrisie. Michel Foucault était un esprit très libre. C'est vrai qu'il protégeait beaucoup sa vie privée, qu'il l'entourait d'un certain secret, et que j'ai violé cette intimité. Mais je pense qu'il faut dire les choses. Un jour dans un autobus, un garçon qui travaillait visiblement du chapeau m'a caressé la main, et il m'a dit : « Vous êtes de l’histoire. De l'histoire des hommes, de l'histoire de la littérature ». Eh bien, je crois que la vie privée de Foucault après sa mort relève de l’histoire des hommes et de l’histoire de la littérature. Quand il me racontait ses orgies dans les saunas, je trouvais ça très beau. C’était dans la continuité de tout ce que j'aimais. Et de ma propre vie à moi. Le fait que j'étale ma vie ne justifie pas forcément que j'accapare la vie des autres. Je le fais. Voilà tout. C'est une sorte de crime. Toujours amoureux. Mes personnages sont toujours des gens très proches. Le personnage principal, c'est moi, et autour il y a cette constellation de gens que j'aime et que je maltraite parfois. Moi aussi je me maltraite.
N.O. Qu'est-ce que vous pensez de la phrase de Michel Foucault à votre propos, dans la préface qu’il a écrite pour le catalogue de Duane Michals ? Il parle de « ces formes de travail qui ne s'avancent pas comme une œuvre, mais qui s'ouvrent parce qu'elles sont des expériences ». Et il mentionne Magritte, «Au-dessous du volcan », « la Mort de Maria Malibran», Bob Wilson, et il termine : « Et bien sûr H.G. »
H. Guibert. Je trouve ça très juste par rapport à ce que j'ai essayé de faire. Au moment où je me mets dans l'état d'écrire un livre, la littérature attire les foudres. Je veux écrire un livre sur la Villa Médicis, et il y a une histoire policière qui s'embraie...
N.O. Cette « expérience » n'est donc pas seulement d'ordre littéraire. Il y a intervention du monde extérieur ?
H. Guibert. Il y a l'expérience de l’écriture, et c'est le moment où je redeviens Hervé Guibert comme personnage de mes livres. J'ai souvent l'impression de mener une double vie. Quand des gens me demandent dans la rue: « Vous êtes Hervé Guibert », j'ai envie de répondre: « Non, je ne le suis pas en ce moment. » Parce qu'à ce moment-là je ne suis pas dans une vague d'impudeur, dans cet étrange rapport qu'il y a entre l'expérience et l'écriture.
N.O. Lequel de vos livres préférez-vous ?
H. Guibert. Je préfère celui que les gens aimeront le plus. Celui qui sera le plus vendu. Parce que, pour moi, écrire, c'est une tentative de communication. C'est pour cette raison que je suis si heureux et si soutenu par le succès de mes derniers livres. Pas pour une simple question de tirage, de nombre d'exemplaires, mais parce que j'ai atteint mon but : avoir des lecteurs. C'est incroyable de passer de 5 000 à 130 000 lecteurs. Ce sont des rencontres.
N.O. Des rencontres de quels genres? Et avec qui?
H. Guibert. Des femmes. Beaucoup de femmes. Des femmes infirmières, des nounous, des mamans, des saintes déplorables. Beaucoup de jeunes filles aussi... C'est troublant.
N.O. Et le prochain livre ? Il sort à la rentrée je crois ?
H. Guibert. J’ai écrit Le Protocole compassionnel en sept semaines. Et aussitôt après j'ai commencé un autre livre. Je me disais: je veux me débarrasser du sida, je voudrais l'arracher. Malheureusement, ce n'est pas possible. Je voudrais que ça le devienne. J'aime la vie comme je ne l’ai jamais aimée. Je ne voulais plus prononcer le mot « sida » dans mes livres. Que ce ne soit plus le moteur de l'écriture. Alors c'est toujours le même personnage, il est toujours malade, mais pour oublier sa maladie il va vers la peinture. C'est ma passion. C'est peut-être un substitut à l'érotisme. C'est un gros roman, où les autres personnages sont des peintres, des marchands de tableaux, des gens du milieu de l’art. Ce livre paraîtra sans doute en janvier 1992. Entre-temps, je suis retourné au Japon, où j'ai écrit un autre livre. Il s'appelle Mon valet et moi. C'est un roman cocasse, un roman très court. Un vieil homme atrabilaire, auteur à succès dans le théâtre de boulevard, qui n'est pas homosexuel, engage un jeune homme pour lui servir de chauffeur, de masseur... je me suis amusé en l'écrivant. C'est celui-ci qui sort au Seuil à la rentrée.
« Hervé Guibert et son double », propos recueillis par Didier Eribon, Le Nouvel Observateur, 18 au 24 juillet 1991, pp.87-89.
Entretien reproduit avec l’aimable autorisation du Nouvel Observateur. © Le Nouvel Observateur