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Hervé Guibert Les échos d’une œuvre, d’hier à aujourd’hui, Arnaud Genon, Fabio Libasci (dir.), Paris, Classiques Garnier, coll. « Rencontres », 2023. Par Laurent Kiefer.

   Quelle chance est la nôtre, amateurs de littérature, de pouvoir avoir accès, par l’entremise des Classiques Garnier, à cette riche et précieuse collection « Rencontres », regroupant Actes (des colloques de Cerisy notamment), études et réflexions collectives sur la littérature. C’est, par certains aspects, un pis-aller à l’impossibilité d’assister en direct à de passionnants échanges ; c’est pouvoir s’y (re)plonger malgré tout, et découvrir avec un bonheur toujours renouvelé la vivacité de la recherche en littérature française et étrangère, de toutes les époques. C’est pouvoir poursuivre le fil d’études universitaires passées, préserver un lien toujours vif avec des problématiques littéraires qui font le sel de la lecture et de l’appétit romanesque.

   Un ouvrage dirigé par Arnaud Genon et Fabio Libasci, constitué des Actes de la journée d’études organisée le 3 décembre 2021 à la Villa Médicis (Académie de France à Rome) : Retour à la villa : Hervé Guibert d’hier à aujourd’hui, interroge l’héritage de l’auteur, ancien pensionnaire de cette même Villa, disparu 30 ans plus tôt.

Les échos de cette œuvre multiforme, faite de romans, de nouvelles, d’articles, de pièces théâtrales, mais également de troublantes photographies et d’un film tout aussi bouleversant (La Pudeur ou l’impudeur), n’ont jamais cessé de résonner depuis l’accès de Guibert à la notoriété publique, à la fin des années 1980, lorsqu’il a fait état, littérairement et presque artistiquement, de la maladie dont il se savait atteint, le sida, et dont il avait choisi de faire l’un de ses sujets de création. Étudié, décrypté par Ralph Sarkonak, Jean-Pierre Boulé, Robert Pujade (pour ne citer que ces trois chercheurs) ; cité, repris, adapté au théâtre, honoré par un nombre incalculable d’artistes plus ou moins proches qui lui ont rendu de nombreux hommages (Patrice Chéreau, Sophie Calle, Mathieu Lindon, Bernard Faucon, Agathe Gaillard…) et ont eu à cœur de perpétuer sa mémoire et son geste artistique.

   C’est Arnaud Genon qui a sans doute montré le plus d’acharnement dans la défense d’Hervé Guibert, lui consacrant (depuis plusieurs décennies maintenant) un nombre d’ouvrages et de projets qui donne le vertige ; cette journée du 3 décembre 2021 fait partie de son incessante démarche. Chercheur méticuleux (également écrivain à ses heures), sensible et toujours soucieux d’impliquer le plus grand nombre de témoins, de lecteurs, de collègues, d’artistes de toutes les générations dans son entreprise, il convie, en compagnie de son comparse Fabio Libasci, six chercheurs de diverses nationalités qui évoquent l’influence artistique de Guibert au-delà des frontières françaises, et tout particulièrement ses liens – eux aussi protéiformes – avec l’Italie et sa culture. 

   Ces rapports de « l’étrange Hervé Guibert », comme il est qualifié en introduction de ces rencontres, avec l’étranger – dans les acceptions les plus vastes du terme – sont donc au cœur des neuf interventions dont nous tenons la transcription entre les mains. 

    Ma première interrogation à la lecture de cette introduction, portera sur le fait de considérer Hervé Guibert comme un auteur étrange. Étrange, Guibert l’est sans doute à plus d’un titre, pour toute personne qui découvre son œuvre ou s’y trouve confrontée au détour du hasard : sa langue à la fois prosaïque et sophistiquée, ses thèmes de prédilection (la sexualité, la mort et la littérature, pour faire très court), son goût pour le cocasse et l’abjection, tout cela participe bien de l’étrange. Cependant, en découvrant l’ensemble de son œuvre entre 1990 et 1995 environ, je n’ai pour ma part jamais ressenti le moindre sentiment d’étrangeté ; de dégoût parfois, de rejet souvent, puis d’amusement et de joie macabre, pour finir par une émotion empathique à peine soutenable. Mais d’étrangeté, non. C’est sans doute l’une des plus grandes perversités de l’œuvre guibertienne : son exploration dans la création, quelque forme qu’elle ait prise, annihile la singularité du propos pour susciter un sentiment de familiarité – même si cette familiarité frise parfois des sphères de la psyché humaine peu recommandables (La Mort propagande, Vous m’avez fait former des fantômes, Vice, et bien d’autres œuvres). Autrement dit, au sortir de l’adolescence, je n’ai pas trouvé Guibert étrange (mais comprends qu’il le soit), juste inscrit dans la logique de son temps et dans la logique de son rapport au monde. Je pense que ce sentiment d’incompréhension face au terme « étrange » est dû également au fait, très simple, que trente ou quarante ans se sont écoulés depuis la production guibertienne (il publie entre 1977 et 1991). Le temps a passé ; notre rapport à la littérature connait, ce me semble, un durcissement du jugement moral sur les œuvres de cette époque – de toute époque d’ailleurs… Présenter Hervé Guibert comme un auteur étrange revient donc à interroger la réception contemporaine de son œuvre – et au-delà de la contemporanéité de cette question, de ce que deviendra cette œuvre dans les décennies à venir.

   L’intervention de Louis-Daniel Godin soulève d’ailleurs en filigrane cette dernière question, en exposant la façon dont Hervé Guibert est lu aujourd’hui au Québec, et en quels termes il « s’infiltre » en quelque sorte dans une littérature québécoise contemporaine queer en pleine émergence – queer à prendre ici dans son sens le plus large, dans tous les aspects de son « étrangeté », de sa « déviance » revendiquée. 

   En s’appuyant sur le roman L’Incognito de Guibert, et en proposant une lecture croisée de ce roman avec l’ouvrage plus récent de Mathieu Lindon (Hervelino), Arnaud Genon resitue le séjour d’Hervé Guibert à la Villa Médicis dans son parcours artistique et biographique, comme une étape de mutation – ludique et studieuse –, de transition vers ce qui sera le Guibert « nouvelle mouture » (mais non la dernière) : sa trilogie du sida (À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie ; Le Protocole compassionnel ; L‘Homme au chapeau rouge). Cette double lecture souligne finement le rapport intime et intense de l’auteur avec l’Italie, où il séjourna à maintes reprises, où il écrivit également certaines de ses plus belles pages, que ce soit à Rome, à Florence, ou sur l’île d’Elbe.

   Au fil des textes, ces liens italiens sont brillamment réinterrogés, plus spécifiquement dans la seconde partie du recueil. Comme le rappelle Fabio Libasci, « ce qui peut être considéré comme un sujet de circonstance ou extravagant (Hervé Guibert et l’Italie), est une réalité qui circule de livre en livre et innerve toute la production artistique de l’auteur. » 

   On s’éloigne parfois d’Hervé Guibert, on voyage (comme sur les routes d’Italie). Peut-être fantasme-t-on un peu certaines intentions de l’écrivain – c’est le propre de la recherche littéraire d’aller parfois s’aventurer du côté des lisières – au risque de se perdre, ou de s’échapper. 

   Si certains articles paraissent davantage user de Guibert comme de « prétexte » à des recherches plus personnelles à leurs auteurs.trices, plus éloignées du seul corpus guibertien (Francis Desruisseaux et la notion de création autothéorique ; Benjamin Fellmann lorsqu’il éclaire le dialogue artistique entre Guibert et Pier Paolo Pasolini), il n’en demeure pas moins que la marque laissée par la création guibertienne ne cesse de rappeler à quel point elle est éloquente et porteuse de sens, à quel point elle poursuit sa diffusion, de façon internationale, dans de multiples disciplines artistiques. Preuve en est – s’il était besoin – de l’extrême vivacité du fantôme Hervé Guibert, trente ans après sa disparition. 

   La conclusion apportée à ces riches échanges repose tendrement le trublion Guibert dans la studieuse et presque sage intimité de sa vie de romancier : Christine Guibert, son épouse, évoque les heures passées à Rome, ou à Santa Caterina (Elbe) ; l’écriture, le labeur, le bonheur de Guibert – celui dont il témoigne dans les pages les plus émouvantes du Protocole compassionnel

   Le bonheur d’écrire : comme l’essence de l’Italie dans l’univers guibertien.

Laurent Kiefer, le 27/02/2024

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