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Marie Darrieussecq

 

Marie Darrieussecq est née en 1969. Ancienne élève de l'Ecole Normale Supérieure de la rue d'Ulm, à Paris, agrégée de Lettres Modernes, elle est aussi l'auteur d'une thèse consacrée en partie à l'oeuvre d'Hervé Guibert : Autofiction et ironie tragique chez Georges Perec, Michel Leiris, Serge Doubrovsky, et Hervé Guibert. Elle est en outre connue pour ses nombreux romans, parmi lesquels Truismes (1996), Naissance des fantômes (1998), Mal de mer (1999), Le Pays (2005) ou Tom est mort (2007), tous publiés aux éditions P.O.L

Dans ce très beau texte, initialement publié dans le numéro 29, hiver 2007, de la revue Senso, Marie Darrieussecq se promène dans l'oeuvre d'Hervé Guibert et raconte pourquoi elle aurait voulu le connaître, ce qu'elle lui aurait dit, ce qui la touche dans son oeuvre.

Le fantôme Guibert

J'aurais voulu connaître Hervé Guibert. Ou plutôt : j'aurais juste aimé le croiser. Boire un verre à quelques tables de lui. Le voir chez des amis communs, l'écouter parler. Il m'aurait sans doute intimidée. Il m’aurait sans doute agacée, aussi. Les gens qui l’aiment disent de lui, affectueusement, qu’il était méchant. J’imagine ce genre de méchanceté à la française, celle des mots d’esprit, celle du politiquement incorrect, celle qui déteste la pitié, la charité. Celle qui préfère l’amitié dure, l’absence de pardon, la haine des concessions, la trahison à la Genet, l’ivresse de la mise à l’épreuve. Je l’imagine comme ça, Guibert. « Il faut que les secrets circulent » écrivait-il. Ce n’est pas ma vision de l’amitié. Ce n’est pas exactement ma conception de l’écriture. Mais je vois ce qu’il veut dire. De l’air. de la clarté ravageante. Tout dire. L’horreur des familles cloîtrées, du sexe rance, des petites hontes. Guibert était dans la beauté, dans la dureté étincelante. Dans la blancheur sèche. Dans le vif du désir. Oui, j’aurais aimé le croiser. Il me faisait un peu peur. Et je regrette ça, ce qui n’a pas été, que ça soit impossible, depuis quinze ans qu’il est mort. Le Paradis, son dernier livre, est un chef d’œuvre. Je le relis la gorge serrée. Un livre rapide, urgent, sans transitions, et pourtant délicat, subtil, nuancé, amoureux.

J’aurais voulu avoir le temps d’expliquer tout ça à mon grand-père. Pourquoi mon grand-père ? C’est une histoire de fous. Mon grand-père ne lisait jamais, sauf un seul livre qui était sa Bible : Voyage au bout de la nuit. Pas un mauvais choix. Il a voulu tout à coup, gentiment, s’intéresser à mes lectures d’adolescente. Je lui ai lancé ce nom : « Guibert ». Je n’avais pas réfléchi. J’étais dans Guibert passionnément. Le vieil homme voulait me connaître ? Qu’il lise Guibert. Mon grand-père est entré dans la librairie de son quartier. Il aurait pu tomber sur les Gangsters, sur Mauve le vierge. Sur la vingtaine de livres qu’avait déjà écrits Guibert. Non. Il a fallu que l’unique livre de Guibert dont cette librairie disposait soit Vous m’avez fait former des fantômes.

Le titre est emprunté à une lettre de Sade en prison à sa femme : « Vous m’avez fait former des fantômes qu’il faudra que je réalise ». Je me chantonnais la phrase dans ma tête, elle m’enchantait et me terrifiait. On aurait sans doute du mal à publier aujourd’hui un tel livre. C’est un livre terrible, magnifique et insoutenable. J’en connais trois ou quatre qu’on est obligé, comme celui-là, de poser pour respirer entre les pages : American Psycho de Bret Easton Ellis, Sniper de Pavel Hak, Salopes de Denis Cooper, la Marchande d’enfants de Gabrielle Wittkop. Mon grand-père a donc, en toute innocence, commencé à lire cette histoire d’ « hommes infâmes » qui enferment des petits garçons dans des sacs, les dressent au combat, les violent, les dépècent. Tous les romans sont des fantasmes poussés à bout, que les mots réalisent dans l’acte d’Écrire. Qui n’est pas l’acte de tuer. Qui en est l’exact opposé. Mon grand-père n’a pas fini le livre. Il m’a téléphoné pour me dire qu’il ne me comprenait pas. Je sentais à sa voix qu’il essayait de rester calme. Je l’ai admiré pour ça. Et jusqu’à sa mort, nous n’avons pas réussi à nous parler à nouveau. A cause d’un livre. D’un livre de Guibert.

Force performative de la littérature. Force de scission, de silence. De l’évocation rousseauiste, de la signification du livre, du style, de la puissance des phrases, mon grand-père n’a rien vu, ou rien voulu voir. Il n’était pas taillé pour ça. Il n’était pas lettré pour ça. Il était à la fin de sa vie et l’explication de texte était impossible, l’explication entre l’adolescente et le vieil homme. J’aurais voulu, pourtant. Acte manqué. Echec. Mais un long malentendu était levé, avec la dureté de Guibert. J’étais partie ailleurs, dans les livres, dans l’écriture. Dans la trahison, loin des familles.

J’aurais voulu raconter ces choses à Guibert. Mais à quoi bon ? Souvent les lecteurs m’ennuient, à me raconter leurs histoires. Un bon lecteur est un lecteur muet. Un lecteur qui connaît la différence entre l’écriture et la conversation. Mais certaines lettres, parfois. Certaines phrases qui touchent juste. J’ai écrit une seule fois à Guibert. J’avais 20 ans. Un ami avait pris une photo de moi, une photo étrange : mon visage était caché par le livre que je lisais, et ce livre était L’Incognito. J’ai envoyé la photo, comme ça, sans un mot. Je ne sais pas si elle lui est jamais parvenue. Mais aujourd’hui, comme écrivain, recevoir un tel envoi me mettrait mal à l’aise : même aimables, les lettres anonymes sont détestables. Les livres attirent les fous. Certains livres. Non, j’aurais juste voulu prendre un verre à quelques pas de lui. L’écouter parler. Continuer à le lire. J’aurais voulu qu’il ne soit pas mort.

Ce texte a paru dans la revue Senso n°29, hiver 2007, en réponse à la formule soumise à des écrivains : "/j'aurais voulu/..."

 

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