top of page

Dans l'intimité du travail guibertien

 

 

 

 

 

 

 

 

Mana Naito, L’Univers d’intimité d’Hervé Guibert, L’Harmattan, coll. Critiques Littéraires, 2015.

 

L’œuvre d’Hervé Guibert a souvent été abordée dans une perspective générique, comme l’invitaient d’ailleurs nombre de déclarations de l’auteur. Ses romans se situaient en grande majorité à la frontière de la vie et de la fiction, exploraient les limites de chacune d’entre-elles. L’écrivain manifestait, selon certains, un désir de vérité que seul le romanesque pouvait restituer. Selon Mana Naito, il « a consacré toute sa vie à la quête de la fiction » (p.15). Pour preuve, il a fait du mensonge un des ressorts de son écriture qui se voulait paradoxalement appartenir au champ de l’écriture de soi. Et revendiquant cette particularité de son écriture, il invitait le lecteur « à entrer dans le jeu de vrai-faux » (p.19) qui caractériserait son travail. C’est cet « univers d’intimité » que la critique entend ici explorer. Pour ce faire, elle procédera en trois temps, envisageant dans la première partie les mensonges « les plus explicites » (p.19) de l’écrivain que sont les morts fictives qu’il fait endurer à plusieurs de ses proches et en analysant leur rôle et leurs effets. Ensuite, Mana Naito poursuivra sa réflexion en étudiant les « mensonges moins explicites, plus subtils » (p.20) tels que ceux relatifs à la maladie qui hante la dernière partie de son œuvre. Enfin, elle se penchera sur les personnages qui nourrissent les livres de Guibert, ses proches sur qui il a fait, selon sa formule, fait circuler tant de secrets. Elle se donne pour objectif de partager « l’itinéraire du voyage que le lecteur expérimente à travers la lecture des œuvres d’Hervé Guibert » (p.22).

 

« La mort comme fiction »

 

Ce premier chapitre souhaite étudier un motif récurrent du travail guibertien : la mort de certains de ses personnages qui étaient aussi certains de ses proches. Vincent dans Fou de Vincent (1989), le père dans Mes Parents (1986), Suzanne dans Suzanne et Louise (1980) ont été mis à mort par l’écriture des narrateurs de chacun de ces livres. Il faudrait ajouter les textes ou les photographies où Guibert met lui-même en scène sa propre disparition. Que disent ces morts fictionnelles, comment se répercutent-elles dans les autres livres de l’auteur, en quoi sont-elles révélatrices de la « fabrication guibertienne du récit de soi » (p.27) ? C’est à ces questions que souhaite ici répondre Mana Naito.

 

Le premier exemple est celui de la mort du père qui survient dans les dernières pages de Mes Parents, alors qu’il part en mer. Par sa brutalité (son corps se décharne comme par enchantement) elle revêt, selon la critique, un « caractère fantastique [qui] conviendrait plus au dénouement d’un roman d’aventures à la Jules Verne qu’à celui d’une autobiographie » (p.31). Elle est cependant révélatrice du jeu entre le vrai et le faux que Guibert installe dans la majorité de ses écrits. Le point de véracité réside dans le fait que le père du narrateur adorait les bateaux, la navigation, mais aussi dans une note du journal de l’écrivain, Le Mausolée des amants (2001), où le narrateur décrit l’image de son père dans une tempête, un chapelet autour du cou. Ainsi, le jeu instauré par l’auteur consiste, comme il le déclara lui-même à Antoine de Gaudemar, à « couler quelques particules de mensonge » dans « un socle de vérité » (1) afin de « produire l’image parfaite d’un autre univers » (p.38). Ce procédé ne fut pas sans conséquence sur la réception du livre sur laquelle Mana Naito revient ici. Journalistes et biographes furent  embarrassés et dépourvus face au statut ambigu du livre qui se présentait comme une autobiographie et qui n’en est finalement pas une, jouant sur le « registre » indécidable et déroutant de l’autofiction dont le processus est de nouveau étudié dans la section suivante à travers la mort fictive de Vincent dans Fou de Vincent.

 

Si les proches de Guibert, devenus personnages, font « les frais » de son écriture, force est de constater que l’auteur-narrateur ne s’épargne guère lui-même. C’est sur les « morts mises en scène de ‘soi’ » (p.77) que la critique se penche pour conclure ce chapitre.

 

C’est notamment parce qu’il croit « au pouvoir exorcisant de l’art » (p.88) que Guibert a mis en scène à plusieurs reprises sa propre mort ou son propre suicide. La célèbre scène de La Pudeur ou l’Impudeur où il « joue » à la roulette russe avec deux verres dont l’un contient une dose mortelle de Digitaline en est la manifestation la plus flagrante. Cette mise en scène devient une expérience à la fois artistique, existentielle et cathartique. Mana Naito analyse par ailleurs deux autres temporalités de cette mise en scène de la mort : « le cadavre dans l’interstice entre la mort et la disparition » (p.81) puis celle qui consisterait pour l’auteur à se projeter dans l’au-delà pour faire émerger de ses livres une voix qui pourrait sembler d’outre-tombe.

 

« Enoncé de vérités au sujet de la maladie »

 

Ce deuxième chapitre se donne pour objectif d’étudier la façon dont l’auteur a manipulé les informations relatives à sa maladie lui ayant elle-même permis d’aller au bout du dévoilement de soi qu’il s’était fixé d’atteindre. On pourrait voir ici une contradiction entre, d’un côté, ce jeu de cache-cache avec le sida et, de l’autre, la volonté affirmée de l’auteur d’atteindre la vérité. Cependant, Mana Naito explique très justement en quoi a consisté le mentir-vrai guibertien : « je mens parce que j’insère librement des produits de mon imagination ; en même temps, je dis vrai parce que l’image inventée est exacte et ne trahit pas la réalité que je vis » (p.115).

 

La maladie s’est inscrite dans l’œuvre guibertienne par le truchement d’un réseau de personnages et de métaphores qui ont participé à sa mise en fiction. A titre d’exemple, la figure de Muzil/Foucault occupe une place particulière dans A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie. L’histoire de ce personnage qui est lié au narrateur par un sort commun, peut être lu, selon la critique, « comme le récit préhistorique de [s]a maladie » (p.121) qui lui permet de « s’approprier la maladie par la fiction » (p.132). D’autres figures, qui ont aussi un rôle non négligeable, telles celles de Vincent, de Jules ou Marine/Adjani sont par ailleurs envisagées.

 

Mana Naito revient ensuite sur la métaphore de la « métastase bernhardienne », pourtant déjà étudiée à plusieurs reprises, et met en lumière l’idée selon laquelle elle permettrait au narrateur de « transformer la réalité en texte afin que cette réalité textuelle apporte à l’auteur une assurance existentielle » (p.175).

 

La maladie est donc venue nourrir l’imaginaire guibertien au sein même de sa quête de vérité.

 

« Univers romanesque tramé de secrets »

 

Protéiforme et polygénérique, l’œuvre d’Hervé Guibert acquiert son unité et sa cohérence par la présence de personnages récurrents qui constituent le cercle des proches de l’auteur. Autour du « moi » se trouvent donc des satellites qui viennent nourrir ses écrits en fonction de leur potentiel romanesque. La famille, constituée des deux-grand-tantes Suzanne et Louise, du père et de la mère, de l’amant Thierry et de celle qui deviendra la femme de l’écrivain, Christine, les amis (Vincent, Michel, Eugène…) et les autres protagonistes qui hantent ses écrits sont dans un premier temps « recensés » afin de dessiner une cartographie de l’univers guibertien.

 

C’est ensuite sur la manière dont Guibert fait circuler les secrets, selon l’expression qui avait été la sienne à la fin de L’Image fantôme, puis sur le mensonge considéré « comme moteur spécifique de l’écriture guibertienne » (p.258) que la critique se penche. Il en ressort que l’écriture d’Hervé Guibert se conçoit comme une lettre que le narrateur écrirait à ses différents amis.

 

L’étude de Mana Naito constitue un apport des plus intéressants aux études guibertiennes. Si elle reprend à plusieurs reprises des thèmes ou des questions qui ont déjà fait l’objet de multiples travaux, elle les éclaire souvent d’un jour nouveau ou les mène plus loin qu’elles ne l’avaient été jusqu’alors. L’objectif de l’auteure, qui consistait à « présenter les différents aspects des jeux guibertiens qui recouvraient l’ensemble des œuvres autobiographiques » de l’auteur est atteint. L’univers d’intimité d’Hervé Guibert a certes été dévoilé, mais les secrets de son œuvre, eux, restent encore nombreux.

 

Arnaud Genon

 

Notes

 

(1) Hervé Guibert, entretien avec Antoine de Gaudemar, « Les aveux permanents d’Hervé Guibert », Libération, 20 octobre 1988. Cité par Mana Naito, p.36.

 

 

 

bottom of page