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Dominique Autié

 

Dominique Autié est né en 1949, à Bourg-la-Reine et mort à Toulouse en 2008. Editeur, il est aussi l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages (nouvelles, essais, récits, romans).

 

Son dernier roman, Le Clavier bien tempéré, a été publié aux éditions Michel de Maule, en 2003. 

 

Selon vous, quelle importance l'œuvre d'Hervé Guibert occupe-t-elle dans le champ littéraire (et photographique) des trente dernières années ?

 

Votre question revient à me demander comment je situe Hervé Guibert parmi les auteurs de ma génération(1). Ce qui frappe, c’est l’indépendance de cette œuvre en regard des complaisances d’une époque dont elle s’est nourrie avec gourmandise : êtres, images et lieux de son temps, en l’état. Hervé Guibert est, par excellence, le contemporain, à l’opposé en cela d’un Pascal Quignard le seul de mon âge dont chaque page nouvelle me bouleverse encore : la pensée, les émotions, la langue de Quignard semblent constituer une sorte d’enclave d’Antiquité romaine et grecque au beau milieu de notre chaos. Guibert est un instantané, son œuvre photographique est saisissante à cet égard ; il ne pratique pas le jadis et naguère de Quignard, pas plus qu’il ne se projette dans l’avenir : la mort est à l’œuvre dès le premier mot, loin en amont de la tragédie médiatisée (je pèse mes mots, cette présence à son temps est passée par ce scénario, dont il a écrit le livret, mais l’œuvre est étonnamment une, de bout en bout, la maladie assumée dans le texte comme sur le plateau d’Apostrophes n’a pas infléchi le régime de la langue, il suffit de lire d’une traite Le Mausolée des amants pour le vérifier).
Votre question mentionne l’œuvre photographique. J’aurais pu m’y tenir, pour vous répondre. Ce fut ma chance d’aborder les livres d’Hervé Guibert par L’Image fantôme, alors que Le Protocole compassionnel était en piles dans les librairies (empiler les livres est une telle hérésie ! je fuis les piles, en conséquence). J’ai donc, avec le temps, compris qu’il n’y a pas une bibliographie d’une part et, d’autre part, une production photographique : sous la signature d’Hervé Guibert, existent un certain nombre d’Écrits, dans le sens le plus strict qu’il convient d’entendre aujourd’hui. La photographie le support photographique est la part la plus iconique d’une œuvre, c’est peut-être ce qu’il faut se contenter de dire. L’admirable matériau écrit rassemblé sous le titre La Photo, inéluctablement n’en est pas dissociable ; et tant de scènes, de brefs tableaux, d’objets saisis avec le rai de lumière qui tombe sur eux un instant qui ne dure pas, tant de gestes furtifs, qui semblent n’appartenir qu’au texte, s’imbriquent en fait dans cet écrit dans ce textimage (Suzanne et Louise) un dispositif que Guibert aurait contraint de fonctionner jusqu’aux limites de ce qu’il pouvait rendre, tout en respectant et le texte, et l’image (Guibert est un classique, il faudrait explorer cette voie, encore).

Je vous parle ici d’une expérience précise : j’ai la plus médiocre culture photographique ; je ne suis pas même certain d’avoir eu présents à l’esprit plus de deux ou trois des centaines de clichés évoqués dans ce recueil des chroniques que Guibert a consacrées à la photographie. Aucun ne m’a fait défaut ; il me semble en avoir entrevu quelques-uns quand Guibert les visite du regard au fil de son texte ; mais, surtout, exactement comme fonctionne la lecture de Pierre réfléchies (Gallimard, 1975) de Roger Caillois (qu’aucune reproduction de minéraux n’accompagne), le texte d’Hervé Guibert est produit par une langue qui opère de l’intérieur de l’image, qui en partage ou en épouse la composition, la syntaxe de lumière et d’ombre : Caillois parlait d’une grammaire commune au quartz et à l’imaginaire, chez lui la langue du lapidaire emprunte sa structure intime au minéral que tient sa main et dont son œil s’étonne. Guibert est dans cette même intimité : une écriture à bout touchant. L’un et l’autre suscitent le même vertige, la même fulgurance chez le lecteur que je suis.

 

La lecture des textes de Guibert, dont vous évoquez l’œuvre avec beaucoup d’empathie sur votre blog, a-t-elle une influence dans votre propre travail d'écriture ?

 

Je pourrais faire très bref, cette fois, et vous répondre : non, pas que je sache. Ce serait pourtant une sottise. D’autant que je défends volontiers la nature profondément organique de la langue ; les sciences humaines ont à peine effleuré la question de la langue ! une dimension décisive nous en échappe, se refuse, de même que, in ultime, quelque chose échappe du vol des oiseaux aux lois croisées de la physique et biologie. La langue d’Hervé Guibert chemine en moi, ses Écrits balisent mon regard à mon insu, je suppose (non seulement les photographies prises par lui, mais allais-je dire : cette langue qui a pris ces clichés). Son texte intitulé « L’image cancéreuse » (le dernier du recueil L’Image fantôme) est devenu l’une de mes clés de lecture du suaire de Turin, sur lequel j’ai beaucoup travaillé dans mon approche des icônes corporelles.

J’avais d’ailleurs trop vite lu votre question : vous avez eu la sagesse de me demander si mon travail d’écriture est concerné par l’œuvre d’Hervé Guibert, et non si son style m’influence. La réponse, dès lors, est contenue dans la formulation même de votre troisième question.

 

Guibert déclarait avoir ce qu'il appelait des frères d'Écriture dont le travail « irradiait ... comme une transfusion » ses propres textes... Le considérez-vous, à votre tour, comme un frère d'écriture ?

 

Pour donner chair à cet acquiescement (et j’y insiste : on ne répond pas par oui ou par non À une telle question, formulée avec les mots de Guibert lui-même : on acquiesce ou non), il me faudrait écrire un texte que je songe à écrire, ces temps-ci. Et m’avancer, m’exposer, plus encore que je ne l’imagine, sans doute. Ce qui n’a d’intérêt que dans la seule mesure où ce que j’évoque correspondrait et c’est ma conviction la plus intime, la plus ferme aussi à une voie d’accès privilégiée à l’œuvre d’Hervé Guibert : ce que lui-même décrit avec cette image du frère de sang, auquel nous serions lié par la langue. A-t-on bien mesuré la force de cette image ?

Je m’en tiendrai, pour l’heure, à deux brèves notations. Cette transfusion, dont parle Guibert, illustre très exactement ce que je suggérais plus haut de la nature organique de la langue. Ils ne sont pas légion, ces temps-ci, ceux qui se portent aussitôt dans ces régions originaires, objectivement vitales, dès lors que se profilent d’inoffensives considérations sur l’écriture. Sur ce registre-là, en tout cas, Pascal Quignard côtoie bien Hervé Guibert dans ce que Dantec nomme judicieusement ma bibliothèque de survie. Seconde esquisse d’une réponse : ma lecture d’Hervé Guibert ressortit à un trouble, que n’a pas soldé, puisqu’elle l’a propagé étrangement, la lecture l’an dernier de la dizaine de ses livres que je n’avais pas encore lus. Ne m’avaient à ce point troublé, dans mon existence de lecteur, que les textes de la Somme athéologique de Bataille découverts à vingt ans. Je soupçonne que, dans l’un et l’autre cas, un phénomène bien difficile à décrire s’est produit, qui tiendrait au terrain même où se joue la lecture de très peu d’œuvres (qui ne seraient, bien entendu, pas les mêmes pour chacun de nous) : alors que la rencontre se fait, ordinairement, dans l’abstraction de la pensée et de l’imaginaire, dans l’espace symbolique de la page ou du cliché de la toile, de la statue, dans l’espace vibrant de la musique, il pourrait advenir que l’autre nous attende flanqué d’un étranger que, nous approchant, nous croyons pourtant reconnaître, qui s’avère n’être autre que nous-même ; un étranger avec qui, semble-t-il, l’auteur entretient de tout temps des liens familiers, au point que cela nous paraisse inconvenant : nous sommes d’ailleurs prêts à en prendre ombrage, alors que c’est de nous, de nous seul, qu’il s’agit. Lisant Les Chiens, l’été dernier, j’ai cru discerner le début d’un fil rouge à ce que, je m’en excuse, je n’évoque encore que très confusément.

 

Dominique Autié, par email, le 15 octobre 2006.

 

1. Je suis son aîné de six ans, il avait à peu de mois près l’âge de mon frère, homosexuel, mort accidentellement (suicide ? on ne sait) en décembre 1979.

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